LES PORTES OUVERTES

Récemment Elise Cam a réalisé des portes. Il s’agit de petites constructions assez simples, quelque chose comme des sculptures en bois, en papier, en carton, et en partie colorées. Elle leur a donné comme nom générique « la porte ouverte à toutes les fenêtres ». … « A toutes les fenêtres », certes, mais encore ? Ouverte sur quoi  ? … Ce qui nous arrête devant ces portes - mais ce pourrait être ce qui nous arrête devant tout le travail d’Elise Cam -, c’est l’étrangeté du territoire qui s’étend au-delà de leurs seuils.

En réalité on aimerait qu’il ne s’agisse pas vraiment de portes. Trop étroites pour laisser passer nos corps, empilées les unes contre les autres, sans dégagement vers lequel se diriger, on souhaiterait s’apercevoir qu’elles n’ont de portes que le nom (leur titre). Mais leurs formes (rectangulaires, verticales, l’emboîtement des lignes et des angles droits), leur caractère objectivement architectural (leur proximité avec le maquettisme), ce que l’on aperçoit à travers elles également, nous obligent à les reconnaître telles qu’elles sont : des structures d’accès, des constructions désignées pour servir de passages, des portes donc.

Il faut donc reposer la question : sur quoi ouvrent ces portes ? Et là, toute la géographie hétérogène du travail d’Elise Cam se révèle. Car ce qui se forme ici est bien quelque chose comme un territoire : un monde constitué de plans verticaux ou horizontaux, de plates-formes reliées par des échelles, de rampes d’accès ou de lancement... Dans ses expositions ou dans ses dessins, comme une architecte à qui serait confiée la construction d’un pays tout entier, Elise Cam s’attache à produire inlassablement des édifices qui lui sont nécessaires.
Dans son travail donc, il y a ce qui fait office de cartes et de plans. Elle s’y applique tous les soirs, poussée par une sourde nécessité, et dessine comme on dissèque, sur une feuille A3, une section de sa ville – ou de quelque chose qui y ressemble. Elle cartographie fragment après fragment, les espaces dans lesquels flottent des constructions percées de trous, des bâtiments grillagés et des structures interconnectées. Elle en trace les corps avec de fins traits noirs, puis elle les colorie avec de petits crayons aux couleurs vives. Dans cet espace, il semble qu’il n’y ait aucun déplacement, et pourtant elle fait aussi de même avec d’étranges véhicules. Rien ne bouge. Il faut dire que dans ces lieux hérissés de pics, entravés par des herses, balayés par des hélices et des faux, le cheminement pose problème. Et puis pourquoi voudrait-on se déplacer ? Les échelles aboutissent à des échelles ; les plateaux rejoignent d’autres plateaux, et monter servirait à descendre afin de remonter. Tout cela est irrationnel, labyrinthique, impropre à la circulation, organique aussi, comme si le dessin montrait une « chose » (vivante) autant qu’un territoire. Peu importe. Il n’y a pas âme qui vive.
Et puis il y a les constructions de bois, mousse, scotch, ficelle, tissus et autres matériaux domestiques qu’Elise Cam dispose dans les espaces d’exposition. Là encore il s’agit de malaxer ponctuellement tout un vocabulaire de l’édification, comme Tatline le faisait en son temps en prévision d’un usage radieux. Mais ici, les formes pleines ou vides, les tubes et les tiges, les plans inclinés et les plateaux en équilibre, les portes, tout concourt à fabriquer un labyrinthe percé qui ne mène nulle part.
Il faut alors rester là, simplement debout, dans cet espace violemment hétérogène, sans haut ni bas, sans pesanteur non plus, séduisant comme une broyeuse de chocolat.
Ou bien revenir en arrière, repasser la porte ouverte à toutes les fenêtres, tenter de penser à autre chose.

Stéphane Sauzedde

publié dans Les Enfants du Sabbat 9
le Creux de l’Enfer, 2008